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Bruno, Giordano
Personnage mythique, mystique pour certains, mystérieux, charismatique, « académicien de nulle académie », Giordano Bruno, le « philosophe incendié », aura eu une des vies les plus paradoxales qu’on puisse imaginer. Né en 1548 et mort en 1600, dans la Renaissance finissante, il fait le pont, pourrait-on dire, entre le Moyen Âge et cette modernité scientifique dont Galilée sera bientôt le chantre.
Membre de l’ordre des Dominicains pendant plus de dix ans, plaçant Dieu au centre de sa philosophie comme symbole de l’unité du savoir qu’il prône, il sera pourtant excommunié tour à tour par les Catholiques, les Calvinistes et les Luthériens, avant de passer huit ans de sa vie dans les prisons de l’Inquisition à Rome (après un premier procès à Venise) puis d’être brûlé vif le 17 février 1600 au Campo dei Fiori à Rome, condamné comme hérétique parce qu’il avait refusé d’abjurer certaines de ses thèses. On lui aurait auparavant arraché la langue pour le punir de ses propos scandaleux. Ses derniers mots connus auront été, devant ses juges de l’Inquisition : «Vous qui prononcez contre moi cette sentence avez peut-être plus peur que moi qui la subis. » Pour le 400e anniversaire de sa mort, le Vatican a opposé une catégorique fin de non-recevoir aux demandes de pardon à son endroit. À la manière de Francis Bacon, considéré par Margaret Thatcher comme l’artiste le plus exécrable au monde, on pourrait avancer qu’il s’agit de la plus impressionnante « carte de visite » de Giordano Bruno.
Célèbre d’abord pour la publication de très particuliers « arts de la mémoire », mnémotechniques très prisées au Moyen Âge et encore à la Renaissance, alors que les imprimés étaient rares, la vie et l’œuvre de Bruno sont fascinantes pour au moins deux raisons. D’abord, à cause du peu d’informations que nous possédons sur lui. Il n’a pas laissé de correspondance et, outre ses livres (ceux qui n’ont pas été perdus) et les documents qui ont été conservés de ses procès à Venise ainsi qu’à Rome, on ne le connaît qu’à travers ce que les autres ont pu dire de lui.
Ensuite, grâce à ses qualités intellectuelles, Bruno a su puiser dans les deux mondes entre lesquels il se trouvait pour construire sa propre philosophie. S’il développe avec hardiesse les thèses de Copernic qu’il trouve trop timides, il s’inspire largement de Raymond de Lulle aussi bien que de Cornelius Agrippa; si son mode de raisonnement, ses hypothèses sur un univers infini, a contrario du modèle aristotélicien, annoncent la modernité occidentale et la raison, il plonge dans l’astrologie que plusieurs esprits de l’époque commençaient à remettre en question. De plus, il propose une conception du monde qui relève largement de la magie et de l’ésotérisme, tout en reprochant aux mathématiques de n’avoir aucune prise véritable sur la réalité physique, ce qui le situe à des années-lumière de Galilée. La force et l’intérêt de la pensée de Bruno tiennent à ce que toutes ses idées parviennent à ne pas être incompatibles et, dans un monde en bouleversement, cette méthode, ou plutôt cette recherche d’une méthode, pour un esprit libre qui refuse de s’inféoder à un courant de pensée, se justifie.
Mais tout cela explique également les interprétations contrastées qui l’ont transformé en personnage proprement romanesque : selon les interprétations, on le considérera tour à tour illuminé, athée, libertin, mystique, panthéiste confus, hérétique, réformateur catholique, assassin, annonçant la modernité scientifique ou au contraire dernier représentant « scientifique » d’un monde encore inscrit dans le Moyen Âge. Le mythe de martyr de la science et de la raison qui naît autour de sa personne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, après qu’il eût été redécouvert, sinon réhabilité au fil des décennies par Huygens, Bayle, Leibniz, Diderot, Schelling, Hegel, n’empêche pas qu’il soit la figure héroïque aujourd’hui de nombreux sites dans Internet qui traitent d’ésotérisme et d’hermétisme.
Le grand historien des sciences Alexandre Koyré, à la fois critique et indulgent, affirme que Bruno n’est pas très bon philosophe, mauvais physicien, qu’il ne comprend rien aux mathématiques et que sa conception des mouvements célestes est « plutôt étrange », ce qui ressemble dans son texte à une litote. Malgré cela, il ajoute : « Pourtant, sa vision de l’Univers infini est si puissante et si prophétique, si raisonnable et si poétique qu’on ne peut que l’admirer. Et elle a – du moins par sa structure générale – si profondément influencé la science et la philosophie modernes, que nous ne pouvons qu’assigner à Bruno une place très importante dans l’histoire de l’esprit humain. » Ironique et cynique, enflammé, passionné et imaginatif, Bruno est peut-être d’abord un formidable écrivain et un grand propagateur d’idées nouvelles.