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Le Sélectif
Depuis plus de quinze ans, des groupes de recherche successifs, le MTS (Machines, textes et savoir) puis le Sélectif (Savant et espace du laboratoire : épistémo-critique de textes irrigués par la fiction) ont cherché à rendre compte de la place culturelle des disciplines scientifiques en examinant leur rôle dans la fiction, et plus largement dans l’imaginaire social.
Entre 1994 et 1997, le MTS s’est intéressé à l’inscription de différents types de machines dans la fiction et à leurs effets dans les textes des dernières décennies. Le terme de « machine » renvoie aux produits de la technoscience qui tentent de suppléer aux carences de l’individu dans trois domaines particuliers : la vitesse (les transports), l’information (médias, télécommunications), la cognition (ordinateurs et autres automates). Autrement dit, l’objectif consistait à se pencher sur des machines devenues des extensions naturelles de l’être humain et qui lui permettent d’accélérer son savoir sur le monde qui l’entoure. La fiction signale les modifications progressives provoquées par la machine, qui sont d’ordre écologique (l’environnement social change), épistémologique (les fondements de la réalité sont modifiés) et littéraire (ces modifications ont des incidences sur le langage : la manière de représenter le monde est transformée par les nouvelles perceptions que nous en avons, en grande partie grâce à ces nouveaux modes de communication).
Ces travaux sur certains des résultats de la recherche scientifique ont conduit, au cours des années suivantes, à s’intéresser plus particulièrement au producteur, le scientifique lui-même. L’objectif consistait cette fois plus spécifiquement à étudier comment, sur les plans politique et symbolique, le pouvoir de la science (et des scientifiques) est interprété à travers des textes de fiction contemporains, nord-américains et européens, qui intègrent le discours scientifique, grâce à la représentation de personnages de savants et à l’espace du laboratoire où ils travaillent.
La préférence pour le terme de « savant » en lieu et place de celui de « scientifique » tenait à son sens davantage polysémique. Il englobe aussi bien le chercheur travaillant dans un champ disciplinaire associé aux sciences dures (physique, chimie, mathématique, cognition, etc.) que le personnage associé à d’anciennes « sciences » considérées aujourd’hui comme des parasciences (l’alchimie par exemple). Quant au laboratoire, il se définissait, dans un premier temps, de manière assez classique, comme un local pourvu des installations et des appareils nécessaires à des manipulations et à des expériences effectuées dans le cadre de recherches scientifiques, d’analyses médicales, de tests techniques. Mais il pouvait aussi inclure des espaces imaginaires perçus comme des laboratoires, de fantasmer ceux-ci à travers une rhétorique et des isotopies renvoyant à des concepts scientifiques.
Depuis 2004, les recherches ont porté plus spécifiquement sur des scientifiques ayant vraiment existé et sur la place qu’on leur a accordé dans les romans, les nouvelles, les pièces de théâtre, etc. Autrement dit, le Sélectif s’est interrogé sur la « fictionnalisation » de certaines des figures, généralement parmi les plus emblématiques, de l’histoire des sciences occidentales depuis Copernic. L’objectif consistait à montrer en quoi ces figures – à travers des événements qui ont marqué leur vie et à travers certaines de leurs découvertes, modifiées, transposées – sont au cœur de tensions sociales dont elles deviennent le symptôme, provoquant une crise qui, dans le cadre de la fiction, déborde du caractère scientifique de leurs travaux pour toucher le religieux, l’éthique, le politique.
Les recherches actuelles du Sélectif portent sur les effets discursifs et fictionnels des sciences, à travers deux figures particulières: l’atome et le gène. Partant de l’idée que la littérature est une forme de savoir, transversale en quelque sorte, le projet pourrait succinctement s’énoncer sous la forme de deux questions : comment la physique fait-elle penser la littérature? Comment la biologie fait-elle penser la littérature? L’atome et le gène ont, dans la perspective de ce travail, plusieurs points communs sur le plan imaginaire : ils permettent d’embrasser deux grands champs disciplinaires des sciences, et aussi plusieurs autres (car sont concernées aussi la chimie, la médecine, etc.); ils sont invisibles à l’œil nu, ce qui permet de les penser, selon une longue tradition gnoséologique, dans un rapport entre voir et savoir qui, depuis les Grecs, ancre la connaissance dans la vision; ils forment l’un et l’autre une constellation, un vaste champ sémantique (cellule, hérédité, évolution, eugénisme, virus par exemple, d’un côté; énergie, quantique, nucléaire, bombe, radiation par exemple, de l’autre).
S’il est bien sûr impossible de penser ces questions sans les lier au discours scientifique, il ne s’agira pas uniquement de traiter de fictions entièrement alimentées par la science, mais de voir également en quoi et comment les figures de l’atome et du gène échappent parfois aux sciences, apparaissent comme une sorte de dérive à partir de celles-ci, pour s’inscrire dans un cadre narratif qui en traite peu ou semble, du moins, peu les aborder. Autrement dit, il s’agit d’analyser comment des réseaux sémantiques, alimentés par ces deux signifiants, permettent de renvoyer à la science, mais prennent aussi parfois une valeur métaphorique où la science ne se dessine qu’en creux.
Le commun des mortels ne connaît des sciences que les résultats. Or, la fiction qui met en scène le savant et son langage s’intéresse généralement au processus par lequel la pensée s’invente. Celle-ci fonctionne à la fois grâce à l'intuition, à l'imagination, à l'expérience, à la connaissance et au désir, ces éléments étant indissociables du contexte social dans lequel baigne l'individu. En en faisant dans les meilleurs cas un processus de réflexion, une pensée qui s’invente et qui participe de manière dynamique aux modifications de notre connaissance du monde et de notre questionnement sur lui, la littérature montre à quel point le discours scientifique marque l’ensemble de la population et non plus seulement les spécialistes, et en quoi il s’inscrit de plain-pied dans la culture qui se fait.
Les « fictions scientifiques » qui ont toujours intéressé le MTS puis le Sélectif, cherchent à rendre compte des modifications de la conscience, des perceptions produites par ce que les sciences révèlent du monde; elles interrogent les possibilités et les effets de la connaissance scientifique à travers les états du langage, sa logique, ses contraintes, ses limites; elles utilisent les développements de la recherche scientifique pour les besoins de la fiction. Comment, en évitant le didactisme, peut-on « fictionnaliser » les savoirs que proposent les sciences et les modes de cognition qui lui sont propres ? La fiction peut-elle proposer plus (ou autrement) que la vulgarisation scientifique? Peut-elle parvenir à être autre chose qu’un « faire-valoir » de la science, se poser comme fiction littéraire et « récupérer » la science pour ses besoins? Voilà quelques-unes des questions centrales qui déterminent aujourd’hui nos travaux.
Animé par Jean-François Chassay, le groupe de recherche a vu passer, au fil des années, de nombreux étudiants et étudiantes qui l’ont marqué de leur personnalité, de leur intelligence et de leur curiosité : depuis 1994, Christine Legault, André Chapleau, Yves Breton, Éric De Larochellière, Alain Farah, Sébastien LaRocque, Corinne Larochelle, Odette Fortin, Kim Doré, Magalie Bourquin, Isabelle Jubinville, Isabelle Desharnais, Liliane Fournelle, Julie Lachapelle, Charles-Philippe Laperrière, Karine Lussier ont apporté beaucoup aux recherches du groupe, tout comme le font maintenant Elaine Després, Marc Ross Gaudreault, Daniel Grenier et Marie Parent.