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Lectures contemporaines
« Ce dictionnaire mélancolique ne sera peut-être qu'un lexique du néant, un petit glossaire des gouffres, mais j'aurai tenté les retrouvailles d'un monde perdu […]. » Voilà le programme original et ambitieux de ce roman hors du commun. Magnifiquement écrit par Hubert Haddad, écrivain français plusieurs fois primé, le projet rappelle les jeux littéraires de Borges où le monde devenait tout entier encyclopédie. Ici, entre « Abandon » et « Zwitter », les articles se succèdent et permettent au narrateur amnésique de reconstruire son univers, comme un puzzle infini dont il ne connaîtrait pas l'image. Les fragments, qui ne se suivent pas vraiment, forment néanmoins une véritable histoire passionnante, celle d'une vie où la science tient un rôle central.
Fils d'une juive anorexique qui a su séduire un officier allemand pour échapper aux camps, le narrateur fut élevé par un curé aveugle et une gouvernante sourde. Passionné d'astronomie, il poursuivit des études en astrophysique. Mais, plusieurs années plus tard, c'est sur une île du Pacifique qu'il se réveille, incapable de se rappeler quoi que ce soit. Ce n'est qu'au fil de l'écriture que son passé revient peu à peu. Son regard poétique, métaphysique et scientifique sur le monde apparaît au cœur des souvenirs et des connaissances qui émergent dans un véritable univers de mots.
Hubert Haddad, L'Univers : roman, Paris, Zulma, 2009, 510 p.
Le dessein intelligent et l'évolution darwinienne sont-ils vraiment aussi irréconciliables qu'on le croit? James Rollins, dans ce troisième roman de la série Sigma Force, propose un détour par le principe d'incertitude d'Heisenberg pour y arriver. Son idée d'évolution quantique permet une hypothèse bien originale : la pensée humaine pourrait diriger sa propre évolution en agissant comme un outil de mesure quantique. Beaucoup plus simple qu'il n'y parait, du moins grâce à des explications claires et précises, cette prémisse s'élabore sur fond d'évènements historiques avérés et de complot terroriste.
En 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés se sont intéressés de près aux recherches menées par les nazis, mais ceux-ci ont, le plus souvent, préféré détruire ou cacher leurs découvertes. Repéré dans une montagne près de Breslau, un laboratoire où se trouvait un appareil nommé « la cloche » a été retrouvé vide. Soixante ans plus tard, sur l'Everest, les moines bouddhistes d'un monastère reculé se sont transformés en dangereux psychopathes. À Copenhague, d'étranges jumeaux aux cheveux blancs tuent tous les acheteurs potentiels d'une bible mise à l'encan ayant appartenu à Darwin. Dans une réserve d'Afrique du Sud, un garde et une biologiste sont attaqués par ce qui semble être une légende zoulou. Ce n'est qu'en suivant les pérégrinations des membres de la Force Sigma, une unité antiterroriste des services secrets américains, que ces évènements convergeront vers le mystérieux projet Soleil noir, « une version macabre du Projet Manhattan génétique. »
James Rollins, La Bible de Darwin, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Paul Benita, Paris, Éditions Fleuve Noir, coll. Thriller, 2009, 506 p.
« Moi, petit Homo sapiens fasciné et vaguement inquiet, je regardais béat l'espèce humaine prendre le relais du hasard dans le processus de sa propre évolution. […] Le clone humain, le vrai, celui des romans de science-fiction, était à portée de pipette. » Voilà qui résume bien le sujet du premier roman de Jacques Girardon, ancien rédacteur en chef de Sciences et Avenir et grand reporter à L’Express. Adoptant le point de vue du scientisme optimiste à l'excès, il émet l'hypothèse que la médecine ayant entravé l'évolution de l'espèce humaine en permettant la survie des plus faibles, la technologie doit prendre le relais. Malgré son ton didactique par moments, l'humour de l'auteur en fait une lecture agréable. Sans être un grand roman, il s'agit d'une bonne initiation aux enjeux éthiques de la génétique moderne.
Eugène Galton est un journaliste hypocondriaque d'une naïveté presque enfantine. Promu des faits divers au domaine médical, il consacre tout son temps à s'initier à la génétique. Mais lorsqu'il propose dans un élan d'enthousiasme à sa petite amie d'avoir un enfant in vitro, elle le largue. Sa peur se transforme alors en obsession d'immortalité : la science ne devrait-elle pas prolonger notre vie au-delà de l'âge vénérable de Mathusalem? Sa solution : le clonage. Il se rend donc en Serbie pour contourner les lois et se faire cloner, mais la réalité est évidemment beaucoup plus complexe qu'il ne l'imagine. La pensée magique et la science n'ont jamais fait bon ménage!
Jacques Girardon, Mathusalem & Cie, Paris, La Dilettante, 2009, 286 p.
Quel évènement, en 1918, a fait cinq fois plus de dommage que la Première Guerre mondiale? L'épidémie de grippe espagnole, pourtant responsable de 50 à 100 millions de morts, attire rarement l'attention. Et si l'origine en avait été une arme biologique réalisée par les Allemands? Voilà la prémisse d'Eric Marchal, chercheur français en immunologie de formation, pour son premier roman, dont les liens avec la pandémie actuelle de grippe sont purement fortuits, mais terrifiants.
Premier tome d'une série, ce récit d'espionnage passionnant met en scène Alex Beaumont, un jeune chirurgien impétueux embauché par les services secrets britanniques afin de découvrir si les Allemands ont pu être à l'origine de la pandémie de 1918. C'est que nous sommes en 1941 et les alliés auraient bien besoin de convaincre les pays neutres de s'engager dans la guerre. Mais Alex n'a pas été choisi au hasard, son père était un grand spécialiste de l'influenza. Or, était-il vraiment ce héros de guerre ou cachait-il quelque chose? Alex n'est pas seule dans cette quête, Isaure d'Argreen, première pilote de la RAF, l'accompagne jusqu'à Shanghai pour y apprendre si le passé est garant de l'avenir.
Ville cosmopolite surprenante, véritable tour de Babel, tout bascule lorsque les Japonais l'envahissent, quelques heures après le bombardement de Pearl Harbor. Au cœur de ce chaos, Alex et Isaure pénètreront dans l'horreur des camps où virus et cobayes humains se côtoient, vision qu'ils auront bien du mal à oublier.
Eric Marchal, Influenza : Les ombres du ciel, tome 1, Paris, Anne Carrière, 2009, 459 p.
Ce premier roman tout à fait réussi de Paolo Giordano, étudiant en physique théorique, a connu un immense succès en Italie avant de nous arriver. Il raconte l'histoire d'Alice, une jeune anorexique angoissée, et de Mattia, un génie des mathématiques incapable de véritables rapports humains. Deux solitudes qui parfois se rejoignent, mais souvent s'éloignent dans leur trajectoire imprévisible qui les mène au mariage et à l'exil. Jamais véritablement connectés au monde, leur malaise s'incarne dans leur corps qu'ils voudraient voir disparaître : Alice en refusant de le nourrir, Mattia en le scarifiant sans cesse.
Pour ce dernier, qui perçoit le monde comme un ensemble d'équations mathématiques et de principes physiques, Alice et lui sont semblables à deux nombres premiers qui se suivent, séparés seulement par un nombre pair, qui peut toutefois devenir un gouffre. C'est d'ailleurs cette idée qui donne son titre au roman, dans lequel la science n'est pas qu'un thème. Elle est véritablement une façon d'appréhender le monde, un prisme à travers lequel l'observer. Devant un lever de soleil, Mattia ne peut que songer aux « longueurs d'onde infinies [qui] se fondent pour former la lumière blanche. » La physique aussi peut être poétique.
Paolo Giordano, La solitude des nombres premiers, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Paris, Éditions du Seuil, 2009, 329 p.
Qu'est-ce qu'un couple de criminels en cavale autour du monde porteur d'un mystérieux neurovirus a en commun avec les astronautes pris au piège de la station Mir en perdition? Le fantôme d'un célèbre jazzman, Albert Ayler, et… Maurice G. Dantec, bien sûr. Franco-québécois, cet écrivain hors du commun nous offre un nouvel opus tiré de son imaginaire débridé et psychédélique. Atteints du syndrome contagieux de Schiron-Aldiss, les deux héros s'enfuient d'un centre de quarantaine et commettent quelques braquages pour financer leur cavale en Europe, puis en Afrique. Mais leur maladie neurologique, qu'ils traitent à coup de puissants psychotropes, est loin d'être banale et pourrait bien représenter le destin de l'espèce humaine en mutation. Oscillant entre périodes dépressives et suractivité, leur cerveau développe une capacité de concentration et de raisonnement insoupçonnée, mais aussi un lien mystérieux avec un fantôme qui veut sauver la station Mir menaçant de s'écraser sur Terre à tout moment.
Ce roman, plus court et moins complexe que les précédents, est sans doute un bon point de départ pour découvrir l'œuvre de Dantec. Il plaira aussi à ses lecteurs fidèles qui y retrouveront un style et des thèmes familiers au cœur d'une réflexion philosophique et mystique sur la posthumanité.
Dandys inséparables, Oskar et Sebastian sont deux brillants physiciens. Alors que l'un cherche la nature du temps, l'autre se penche sur la théorie des mondes multiples, selon laquelle il existerait une infinité d'univers qui se superposent, réalisant ainsi tous les possibles. Au lendemain d'un affrontement télévisuel entre les deux amis à ce sujet, le fils de Sebastian est kidnappé et le ravisseur exige du père qu'il commette un meurtre, sans poser de questions. Puis, sans plus d'explications, il semble que l'enfant n'ait jamais été enlevé. Les deux possibilités cohabitent, emprisonnant Sebastian dans un entre-deux insoutenable. Au final, un commissaire de police fasciné par cette affaire trouvera la clé de l'énigme : un tragique malentendu.
Ce roman plutôt réussi est le troisième de Juli Zeh, une écrivaine allemande qui remporte un grand succès européen. Son écriture parfois un peu trop imagée est compensée par une histoire surprenante, dont les revirements les plus inattendus sont dévoilés au compte-goutte. Dans ce récit policier, les théories physiques et les conflits psychologiques ne font plus qu'un, plongeant les personnages dans une véritable tragédie classique. Mais leur destin est-il vraiment immuable ou est-ce que tout est possible?
Deux prisonniers isolés se voient offrir le même accord : si l'un dénonce l'autre, il est libéré et le second en prend pour dix ans, si les deux se trahissent, ils devront purger cinq ans chacun, et si aucun ne parle, ils n'en auront que pour six mois. Que faire? Le dilemme du prisonnier est une illustration courante de la théorie des jeux qui offre une approche mathématique à des problèmes de stratégie. Le récit imaginé par François Lepage, professeur de philosophie à l'Université de Montréal, est construit sur ce dilemme dont les éléments n'apparaîtront clairement qu'à la fin. Bien que l'exercice ait tout de la démonstration mathématique, le résultat n'a rien de rébarbatif.
Malheureusement passé inaperçu à sa sortie en février dernier, ce roman des plus réussi raconte le destin de plusieurs personnages dont la vie bascule suite aux évènements du 11 septembre. Laetitia Duperré, spécialiste des écosystèmes et militante écologiste, et Martin Benoît, mathématicien et littéraire, sont bien malgré eux au cœur d'une tempête politique : la première est séquestrée alors qu'elle travaille en Afghanistan et le deuxième est accusé injustement de terrorisme. Ils se retrouveront devant le dilemme du prisonnier. Quelle solution choisiront-ils?
Qu'ont en commun une conjecture mathématique et l'histoire du Baseball américain? Ils sont les éléments essentiels d'un complot nazi visant à vaincre les États-Unis dans cette biographie imaginaire d'un certain Wolf Habermann, mathématicien et espion allemand. Observant la passion immodérée des Américains pour le Baseball et ses statistiques, il conçoit le projet de saboter les efforts des savants qui mettent au point la bombe atomique en leur proposant une équation aussi insoluble qu'obsédante. La guerre terminée, le projet est récupéré par une société secrète américaine, également obsédée par le sport national, qui abandonne alors son objectif initial qui était de « constituer une mythologie du Nouveau Monde » pour plutôt tenter de renverser le pouvoir politique.
Ce roman complexe et original oscille entre fiction et science à l'image de son auteur, le Québécois Georges Desmeules, ancien professeur de chimie qui enseigne désormais la littérature au Collège François-Xavier-Garneau. Construit comme une succession de rencontres avec des personnes célèbres (Leo Szilard, Adolf Hitler, Roland Barthes,…) et de faux documents d'archives, il nous fait sans cesse douter sur la part de vérité dans cette joyeuse et fascinante mystification.
Richard Powers, auteur américain gagnant du National Book Award, nous livre un roman maîtrisé, riche et prenant. Neuroscience et ornithologie s'y mêlent habilement et fournissent une trame de fond sur laquelle se tissent les existences de personnages à l'identité trouble.
Alors que les grues font escale dans le Nebraska, Mark subit un accident de la route. À son réveil, il croit qu'une actrice se fait passer pour sa sœur, incapable de reconnaître celle qui veille pourtant sur lui avec dévotion. Mais ce n'est que le premier des troubles psychiques à venir qui le mettront sur la route du docteur Weber. Célèbre neurocogniticien, auteur de livres grands publics, il collectionne les cas les plus spectaculaires de troubles neurologiques, à l'image du docteur Oliver Sacks. La science médicale est dénudée, dévoilée dans toutes ses incertitudes, ses limites et ses intentions moins qu'altruistes. Sans être une critique en règle, un constat émerge : le cerveau humain est encore bien loin de se comprendre lui-même.