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Les arpenteurs du monde
Type de publication:
BookAuteurs:
Kehlmann, DanielSource:
Actes Sud, Paris, p.298 (2006)Texte complet:
Le roman de Kehlmann se laisse lire comme un hommage un peu farfelu aux grands esprits de ce monde. Les deux personnages principaux, Alexander von Humboldt et Carl Friedrich Gauss, y sont dépeints comme des êtres à la fois plus grands que nature et complètement loufoques. Après un prologue qui décrit l’arrivée tant attendue (et absolument non désirée) de Gauss à la réunion des scientifiques de Berlin, en 1828, le livre se divise en chapitres rétrospectifs qui alternent entre la vie du « Prince des mathématiciens » et celle du grand explorateur. À travers une série rocambolesque de péripéties (mentales et psychologiques pour Gauss, physiques et internationales pour Humboldt), le lecteur est amené à côtoyer le génie humain sous toutes ses formes. On suit l’épopée sud-américaine de Humboldt, semée d’obstacles, de moustiques et de découvertes phénoménales. Parallèlement, on demeure dans une Allemagne divisée par la guerre et les armées napoléoniennes, pour y côtoyer les angoisses métaphysiques et les inquiétudes banales de Gauss, qui déteste voyager.
Le rapprochement que Kehlmann opère entre ces deux grands esprits qui ont chevauché deux siècles est fascinant, en ce qu’il démontre, avec humour et finesse, à quel point l’esprit humain est fort et faible à la fois. Capable des plus grandes abstractions géométriques et algébriques, Gauss n’en est pas pour autant capable d’élever son propre fils. De la même façon, Humboldt est présenté comme un fou de science qui mène ses expériences contre vents et marées (littéralement), mais qui se voit dans l’impossibilité de créer des liens sociaux étroits et solides. Une des réflexions majeures du roman se trouve dans l’idée que tous deux sont conscients de leur supériorité et de leur contingence. Gauss est animé d’une profonde obsession sur le futur, sur l’absurdité d’être vivant à un moment et non pas à un autre, ce qui donne à l’homme, d’après lui, « un avantage incongru sur le passé et [fait] de lui la risée de l’avenir. » (p. 9) Humboldt, de son côté, est parfaitement conscient de vivre à une époque charnière, dans laquelle les êtres basculent constamment entre la science et la superstition. L’effet euphorique de lecture est donc le suivant : même si la somme de leurs découvertes est immense, on voit pourtant Gauss croire dur comme fer aux fantômes et Humboldt refuser catégoriquement les théories de l’évolution.
Ce qui frappe le plus, dans ce roman, c’est peut-être l’enthousiasme qui semble animer l’auteur dans la description de ces véritables héros de l’intellect. On ressent une réelle admiration pour ces deux hommes pleins de faiblesses et de failles. C’est avec un intérêt tout particulier qu’on contemple les petites anecdotes qui semblent révéler la trace véritable d’une intelligence supérieure, même si les concepts mathématiques ou astronomiques ne sont pas expliqués. Il semble que Kehlmann cherche plus à illustrer l’éclair de génie que sa démarche. N’est-ce pas en effet ce qui fascine le commun des mortels? Le fameux « Euréka! » plus que la formule qui se cachait derrière?