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A Madman Dreams of Turing Machines
Type de publication:
BookAuteurs:
Levin, JannaSource:
Random House, New York, p.230 (2007)Texte complet:
Sous ce titre énigmatique, Janna Levin compose une oeuvre humaniste et poétique qui se laisse aborder plus à la manière d’une enquête que d’un simple roman. Construit comme un triangle aux trois pointes convergentes, le récit de Levin transporte le lecteur dans le cerveau de deux grandes figures scientifiques du XXe siècle. Le premier point de la figure est Kurt Gödel, logicien et auteur des théorèmes sur l’incertitude en mathématiques, alors que le second est Alan Turing, un mathématicien anglais célèbre pour avoir décodé les messages nazis et pour sa Turing machine, un des premiers modèles d'ordinateur permettant de résoudre le problème de la décidabilité des mathématiques. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, séparés par les circonstances de leur existence, mais une narratrice forcera leur rapprochement, en se constituant troisième pointe du triangle, obsédée par les points de recoupement de leurs destins respectifs.
Il s’agit ici, bien sûr, d’un rapprochement imaginaire, symbolique, basé exclusivement sur des liens affectifs et intuitifs opérés par la narratrice qui, loin de jongler avec une réalité historique connue et documentée, posera plutôt une « communauté d’esprit » entre les deux hommes. Leurs vies sont racontées en parallèle, certains épisodes marquants sont dévoilés qui tissent lentement une tapisserie éloquente de leur personnalité propre. L’argument défendu par Levin, avec son roman, c’est qu’il est parfois fructueux, afin de mieux se comprendre le monde qui nous entoure, de s’émerveiller devant certains mystères et certaines coïncidences. L’intelligence humaine, illustrée par les vies de Gödel et Turing, est une chose fascinante en soi, sur laquelle il vaut la peine de se pencher, sans nécessairement chercher à l’expliquer. En dévoilant au lecteur les différentes constatations auxquelles les deux hommes sont parvenus (et les conséquences physiques et morales qu’elles ont eues sur eux et leur entourage immédiat), Levin ouvre les portes d’une superbe réflexion philosophique portant à la fois sur les limites de la science et de la connaissance et sur l’irrépressible besoin de repousser ces mêmes limites, jusqu’à les nier.
La prose est évocatrice, à la fois détachée (dans cette façon de réclamer et d’exposer les mécanismes de la fiction) et intimiste, complètement investie. Il ne s’agit pas tant de faire comprendre comment le génie – ou la pensée mathématique abstraite – fonctionne réellement, que d’illustrer comment celui-ci peut faire pour s’intégrer à une vie normale, faite de chair, de sang et de relations humaines désastreuses. Même si les deux hommes sont morts en proie à de grandes souffrances morales (Gödel s’efface littéralement après une longue grève de la faim motivée par sa peur paranoïaque de l’empoisonnement et par le fantasme de prouver les contingences physiques; Turing s’empoisonne avec une pomme trempée dans du cyanure, quelques années après avoir été condamné pour homosexualité et castré chimiquement), le propos n’est pas tant de nous faire croire que tous les génies sont des fous incapables de fonctionner en société, que de nous faire goûter, ne serait-ce qu’un instant, la saveur réelle de la complexité humaine.