Rubriques
Turing's Delirium
Type de publication:
BookAuteurs:
Paz Soldàn, EdmundoSource:
Houghton Mifflin Company, Boston, New York, p.291 (2006)Texte complet:
Ce roman bolivien raconte une autre Amérique du Sud, loin de Borges et de García Marquez, des gauchos, des explorateurs. Il raconte plutôt un monde écartelé entre pauvreté, modernité, haute technologie et instabilité politique, où personne n’est jamais complètement innocent. Le personnage central de ce récit se nomme Miguel Sáenz ou plutôt Turing, surnom qui lui a été donné par Albert, son patron et mentor à la Black Chamber, où il travaille comme « cryptanalyste » pour le gouvernement bolivien (dictatorial ou démocratique, selon les époques). Mais le temps des grands exploits est révolu, depuis la chute du dictateur Montenegro (il est désormais démocratiquement élu) : Albert est mourant et s’imagine (?) être l’incarnation de tous les grands « cryptanalystes » et cryptographes de l’histoire occidentale, alors que Turing a été relégué aux archives du sous-sol par le nouveau patron, Ramirez-Graham. En parallèle, la fille de Turing, Flavia Sáenz, une cyberjournaliste spécialisée dans le monde du piratage informatique, se retrouve au centre d’une intrigue impliquant la Résistance, un groupe de cyberactiviste dirigé par le mythique Kandinsky, qui voit ses membres assassinés (de l’intérieur?). De plus, Ruth Sáenz, femme de Turing et professeur de l’histoire de la cryptographie, décide de confesser les actions de son mari durant la dictature, afin d’apaiser sa conscience. Pour ce faire, elle se confit au juge Cardona, qui a toujours voulu venger la mort de sa jeune cousine activiste. Tous ces personnages, liés entre eux, ont un passé souvent lourd à porter, une vengeance à assouvir, une mission à accomplir. Aucun ne trouvera la paix dans le cercle de la violence des coups d’État et des révoltes sociales. Bien sûr, tout se finit dans un bain de sang.
Si ce roman a toutes les apparences d’un thriller politique, Paz Soldán ne se borne pas à décrire la violence de son pays. Au fond, la politique est plutôt secondaire et la cryptographie et la cyberculture tiennent une place centrale : Turing en étant la clé qui nous est révélé à la fin, par le personnage d’Albert : « Each one of us is. In his or her own way. A Universal Turing Machine. The world works like a Universal Turing Machine. [...] [Miguel Sáenz] appeared to be so dedicated to his work. So unaffected by distractions... That he looked like a Universal Turing Machine... All logic. All Input... All output...That’s when I decided to call him Turing. » (p. 254-255) Ainsi, le personnage de Turing dans le récit ne correspond pas du tout au Alan Turing historique (qui est toutefois mentionné à quelques reprises en plus d’une courte biographie intégrée dans le texte, alors qu’Albert évoque son souvenir), mais bien à la machine de Turing et à son absence d’humanité. L’auteur utilise des procédés stylistiques plutôt intéressants : par exemple, chaque chapitre utilise le point de vue d’un des sept personnages tout en changeant la narration en focalisation interne qui oscille entre la première (Albert), la deuxième (Miguel/Turing) et la troisième personne du singulier (tous les autres). Ainsi, chaque chapitre constitue un épisode très court dans la vie d’un des sept personnages. Ce roman permet une réflexion sur la place de la cryptographie dans l’histoire, sur la responsabilité de ses cryptographes qui se cachent derrière les chiffres, alors que leurs actions peuvent avoir des conséquences importantes. Si la présence de Turing est, pour le moins, fantomatique, elle n’en est pas moins intéressante et révélatrice de l’aura qui entoure le personnage dans de nombreuses œuvres de fiction. De plus, de nombreux autres cryptographes réels sont présents dans l’histoire à travers le personnage d’Albert.